Liberation.fr

01/08/1998 à 08h41
«Crash, je repete, crash entre deux avions». Vendredi soir, les recherches se poursuivaient en baie de Quiberon.

Quiberon, de David DUFRESNE envoyé spécial du journal

Les commerçants de la ville étaient plutôt heureux. Jeudi matin, avec les passagers du Norway descendus dans le port de Quiberon (Morbihan), la saison, et le business, avaient d'un coup retrouvé le soleil. Les touristes en croisière ont, semble-t-il, le porte-monnaie facile. Sans compter les curieux, venus voir l'ex-France. Seulement, la fête a mal tourné. Dans l'après-midi, une collision entre deux avions a fait 15 morts dans le ciel breton.

Il est un peu moins de 16 heures. La grande attraction mouille entre la pointe Saint-Philibert et l'île Méaban. Autour du paquebot, une myriade de voiliers. Au-dessus du paquebot, une demi douzaine d'avions. Parmi ceux-là, beaucoup de petits Cessna de tourisme, qui tournent et tournent encore. Et puis, il y a un autre avion, plus imposant, quasi neuf, un Beechcraft 1900 D. A son bord, ils sont quatorze à admirer le vestige français, en dessous, à une distance d'environ un kilomètre: le pilote, l'hôtesse et douze passagers. L'engin est siglé Proteus, petite compagnie stéphanoise, filiale d'American Airlines, spécialisée dans les distances délaissées par Air France.

Tourner deux fois au-dessus du «Norway». Depuis 1996, le Beechcraft fait la liaison Lyon-Lorient sans passer exactement par là. Mais le Norway en baie de Quiberon, c'est pas tous les jours. Alors, le pilote demande l'autorisation aux contrôleurs aériens de dévier de sa route. Accordé, semble-t-il. Le voilà qui «navigue à vue», sans l'assistance de la tour de contrôle. En pareil cas, il est plus que jamais maître à bord. Seul. On appelle ça passer du «régime de vol aux instruments» à celui du «vol à vue». En clair: du pilotage avec, puis sans les informations radar. Une pratique légale et même courante, surtout en zone d'approche. Selon différents témoignages, le pilote du Beechcraft aurait précisé par radio sa manoeuvre: tourner deux fois au-dessus du Norway, «dans le sens anti-horaire» (inverse des aiguilles d'une montre), puis se diriger vers sa destination: l'aéroport de Lorient. Mais voilà, hier, Franck Deveaux, PDG de Proteus, a précisé que son pilote avait enfreint les consignes internes à sa compagnie, «très strictes» en matière de vol à vue. Puisqu'ils sont carrément «interdits».

Trop tard. L'accident vient de se produire. Il est 15 h 58. Le Beechcraft et un Cessna se percutent. Aux commandes du petit avion, un retraité, Francis Gilibert, vingt-deux ans de service à Air Inter, une réputation solide, 15 000 heures de vol à son actif. Un homme qui «aimait voler et pilotait sans arrêt, dès que la météo lui permettait», aux dires de sa fille. Jeudi, justement, la météo était bonne. Alors, il est parti de Vannes le matin même, pour survoler comme les autres le Norway. La suite, c'est Julien Beaumont qui la raconte. 24 ans, stagiaire au Télégramme du Morbihan, lui aussi est dans les airs. Pour une photo du paquebot. Quand, soudain, raconte-t-il dans l'édition de vendredi: «"Crash, je répète, crash entre deux avions, hurle la radio. Droit devant nous, le Beechcraft ["] tombe à la verticale ["]. L'avion de ligne tourne sur lui même, précédé par un nuage de kérosène. Cela va très vite ["] Nous le suivons des yeux jusqu'à sa chute à la mer. Une énorme gerbe d'eau recouvre l'avion.» Le jeune homme mitraille la scène.

Fait rarissime. D'autres témoins évoquent un «éclair», le Beechcraft qui part en vrille, pique et s'écrase contre les vagues. Puis, la carlingue qui «flotte trente secondes» et coule. Spectaculaire, forcément. C'est l'accident d'avion le plus grave survenu en France depuis 1992. D'où l'arrivée, dare-dare, de Jean-Claude Gayssot, ministre des Transports, le soir. Mais, surtout, c'est sa nature qui intrigue: la collision, fait rarissime en matière d'aviation. Très vite, les secours se mettent en place. Pompiers, gendarmes, sécurité civile. Le petit aéro-club de Quiberon devient poste de commandement des opérations. Reconnaissances aériennes, maritimes, et même terrestres, le long des côtes, tout est ratissé, quadrillé. Très vite, aussi, l'espoir de retrouver des survivants s'éteint. Dans la soirée de jeudi, ce sont six corps que des plaisanciers et quelques chaluts repêchent: trois hommes, une fillette de huit ans et deux enfants de moins de deux ans, qui flottaient tous. Leurs corps mutilés, un temps placés dans le hangar du petit aérodrome, sont transférés à la morgue de Lorient. Ensuite, rien. Juste la nuit, le Norway parti depuis lurette sur La Rochelle, les recherches qui s'interrompent, et les marées. Ces marées qui expliquent la difficulté que vont éprouver les secours à localiser précisément les deux carlingues. A l'endroit du choc des deux avions, la profondeur de l'eau se situerait entre douze et vingt mètres.

Précieuses boîtes noires. Puis, vendredi, dès 8 heures, c'est la reprise des recherches dans la «zone d'impact», à dix kilomètres au large de Quiberon. Avec, cette fois, la Croix du Sud, un chasseur de mines de la Marine, qui sonde les fonds. Quatre agents du Bureau d'enquête accident (BEA) débarquent. Dans leur valise, des petits récepteurs capables de détecter les précieuses boîtes noires des avions. Celles qui les intéressent, surtout, sont celles qui ont enregistré les trente dernières minutes des communications radios. Pour comprendre qui a percuté qui, et «surtout comment».

Vers 15 heures, les plongeurs de la Marine nationale localisent sur le fond deux grosses parties de l'avion, les ailes et le moteur d'un côté, et un bout de carlingue abritant les deux boîtes noires et quatre corps de l'autre. Dans le même temps, à Lorient, la justice se met en marche. Le parquet ouvre une enquête en flagrant délit pour «homicide involontaire». Les gendarmes auditionnent tous les témoins dont l'un a filmé l'accident. On récupère les bandes des communications des tours de contrôle de Brest et de Lorient. Et, sur place, les plongeurs font un maximum de relevés, «pour les besoins de l'enquête». Ils devaient tenter de récupérer vendredi soir l'une des boîtes noires du Beechcraft ainsi que deux corps rapidement accessibles. En attendant, le survol de la baie de Quiberon est interdite jusqu'à lundi.